Bertrand RevillionC’était il y a près de cinq ans, quelque part à proximité de Fontainebleau. Journaliste engagé dans la presse chrétienne, j’étais venu interviewer un grand comédien français. Je le savais malade : un rude combat contre le cancer… Il avait accepté de me parler de son rapport à Dieu, me partager ses propres questions sur la foi et le sens de l’existence. Ses révoltes aussi… J’ai commencé par faire mon métier : j’ai branché le magnétophone et j’ai mené l’entretien. Une heure plus tard, alors que je m’apprêtais à  repartir, cet acteur m’a gentiment retenu la main : « Reste ! Toi qui es une espèce de curé, j’aimerais qu’on continue à parler… » Nous avons beaucoup discuté, cet après-midi-là, sur la terrasse de la jolie maison au fond des bois : il fut essentiellement question de Dieu, et surtout – surtout – de la possibilité de croire en son existence malgré les assauts de la  maladie et de la souffrance…
En fouillant dans ma mémoire, je pourrais trouver quantité de rencontres de cet acabit. Avec quelques personnalités connues certes, mais surtout quantité d’anonymes. Par la grâce de l’ordination, je suis effectivement devenu, depuis quinze ans, une « espèce de curé » ! Une variété un peu particulière, certes, avec femme et enfants. À la sortie de la messe, il arrive que l’on m’appelle parfois « Mon Père ». Ce qui me permet, du tac au tac, et avec un brin d’espièglerie je l’avoue, de répondre : « Oui, père de… 5 enfants ! »
L’idée de devenir diacre ne m’est pas venue toute seule. Il a fallu qu’un ami prêtre (il faut parfois se méfier de ses amis !) élucubre un jour devant moi cette perspective saugrenue à laquelle j’ai commencé par résister. Car, je l’avoue, je n’avais pas une très bonne image des diacres que je percevais un peu comme des « bedeaux » poussés en graine. Je n’avais jamais été enfant de chœur et je ne voyais aucune raison de le devenir à quarante ans passés ! La perspective de me chamailler, dans la sacristie, avec mon curé parce qu’une fois encore, il aurait oublié de me laisser dire : « Allez dans la Paix du Christ ! » ne m’enchantait guère…
Écouter l’appel de l’Église
Mon ami qui trouvait fécond que l’Église ordonne diacre un journaliste et lui confie la mission de surtout bien rester enraciné au cœur de ce monde des médias souvent suspecté de fricoter avec le diable (circonstance aggravante, je travaillais aussi à l’époque à la télévision), insista fraternellement et me demanda d’aller en parler avec mon évêque. Je commençais par réfléchir  avec ma femme. Notre conclusion fut de nous dire qu’il fallait au moins prendre le temps d’écouter la question qu’à travers ce prêtre ami, l’Église me posait. « Nous » posait, parce si l’un seulement est ordonné, c’est le couple et toute la famille qui, d’une certaine manière, se trouveraient, plus ou moins, embarqués dans l’aventure…
Mon évêque me proposa d’entrer, avec mon épouse, dans une équipe de discernement. Les rencontres étaient confidentielles, ce qui permettait à chacun de garder sa liberté. À la première réunion, je fus bien obligé de reconnaître que mon jugement un peu à l’emporte-pièce sur les diacres devait être révisé. Il y avait, ce soir-là, autour de la table, un infirmier d’hôpital, un cadre dans les assurances devenu depuis aumônier de prison, et un troisième larron très engagé dans le combat social. Pas vraiment le genre de profil pieusement confit en dévotion…
J’ai peu à peu appris à découvrir et à aimer ce ministère restauré (peut-être faudrait-il dire plus justement « réinventé » ?) par le Concile Vatican II. Et je livre, non sans une certaine pudeur, mon petit témoignage dans ces pages, persuadé que, dans l’échelle du service, il y en a de bien plus « gradés » que moi !  Je songe à cet ami diacre et médecin très investi dans les soins palliatifs ; à cet autre ami accueillant chez lui, avec sa femme, des familles ayant un enfant handicapé ; à ce syndicaliste, à ce visiteur de prison, à cet éducateur vivant un coude à coude fécond mais difficile dans l’un de ces quartiers chauds de nos banlieues…
Au cœur des « périphéries »
Au cours de mon cheminement, j’ai pris conscience combien ce ministère diaconal avait quelque chose de prophétique. Un ministère « pour l’Église » dans la mesure où, prioritairement, il est « pour le monde ». Un ministère à vivre d’abord et avant tout au cœur de toutes les « périphéries » de notre société, là où se vivent les fragilités, les ruptures familiales, sociales, là où crient les malades, les chômeurs, là aussi – j’en suis le témoin dans ce monde complexe des médias – où se noue ou se fracasse un dialogue difficile entre Église/Christianisme et « modernité », cette « culture contemporaine » qui, parfois, fait si peur aux catholiques…
L’expression est souvent utilisée à propos des diacres mais je crois qu’elle est juste : le diaconat est, par excellence, un « ministère du seuil », un point de jonction, de charnière entre l’Église et le monde. « Le diacre est une espèce de gond ! », disait avec facétie mon ami le théologien Bruno Chenu. Oui, se tenir à la porte et veiller à ce qu’elle s’ouvre – sans trop grincer ! –, dans les deux sens : sur le monde et sur l’Église…Lavement des pieds
« La mission principale du diacre est de rappeler qu’une Église entre soi n’est pas l’Église du Christ. Rappeler que construire l’Église, c’est d’abord et avant tout aider l’homme à se construire. Qu’il n’y a pas d’eucharistie possible sans lavement des pieds, pas d’agenouillement devant l’autel sans agenouillement devant l’homme », ai-je pu dire, il y a quelques années, dans un colloque tenu sur le diaconat à l’Université catholique de Lyon*.
Un ministère spécifique qui doit rester fidèle à ce qu’en disent les Actes des Apôtres où l’on voit les « premiers diacres » vivre d’emblée un double appel : service du pauvre (service des tables et aide aux veuves, Ac 6,1-6)  et service de la parole (c’est parce qu’il prêche qu’Étienne est tué, Ac 7,1-54). Dans une Église où les vocations presbytérales sont plus rares, la tentation peut se faire jour de ramener le diacre « dans le sanctuaire ». Mais ce serait un mauvais service à rendre à l’annonce de l’Évangile. S’ils doivent, bien entendu, prendre leur part dans le service liturgique et sacramentel de la communauté chrétienne, solidaires de prêtres aux épaules souvent lourdement chargées, les diacres doivent cependant bien garder les yeux rivés sur le seuil. Le Concile n’a pas réinstauré ce ministère pour simplement pallier le manque de prêtres. Les diacres n’ont pas pour vocation première de jouer les vicaires de remplacement.
*Cf. Le diaconat permanent, Éditions du Cerf, p. 325.
Vers qui va l’Église ?
J’adhère à cette interpellation forte d’Albert Rouet, ancien archevêque de Poitiers : « L’urgent n’est pas tant de savoir qui vient encore dans nos églises, mais VERS QUI va l’Église ? » Je crois qu’effectivement le diaconat se joue là : l’Église n’attend pas que les hommes et les femmes qui ne mettent jamais les pieds dans nos paroisses en franchissent soudain le seuil. Elle leur envoie, elle leur délègue des baptisés, parmi lesquels quelques ministres ordonnés « non en vue du sacerdoce, mais en vue du service », afin qu’ils s’en fassent des amis. Rencontre amicale et gratuite de l’autre, sans « stratégie » de conversion, écoute de l’autre, dans le respect de ses différences, de ses modes de vivre, de penser, de croire et d’aimer. À l’heure des replis identitaires, et de la tentation de l’entre- soi communautariste, cette amitié avec le monde (tel qu’il est et non tel que nous voudrions qu’il soit, selon notre propre échelle de valeur) est plus que jamais nécessaire. On n’annonce pas l’Évangile à un monde vis-à-vis duquel on est continuellement en position de défiance…
Oui, être diacre, c’est être bilingue, c’est accepter de parler la langue des hommes et des femmes de ce temps, et la langue de l’Église et de l’Évangile ; c’est assumer l’inévitable risque qu’il y a à être un « passeur » entre des univers, des cultures, des mentalités, des vies qui, habituellement, ne se parlent pas beaucoup. Au cœur de la vocation diaconale, il y a l’écoute : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute » (1 S 3,10). Écoute du monde, écoute prioritaire de celles et ceux que nous nommons (parfois hâtivement) les « lointains » de l’Église, écoute de leurs attentes et de leurs soifs humaines, philosophiques, spirituelles, écoute du Christ qui parle – qui nous parle – en eux, à travers eux !
Comme cette eau se mêle au vin
Juste avant la consécration, le diacre verse quelques gouttes d’eau dans le vin du calice et prononce cette phrase lumineuse qui me touche toujours profondément : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a pris notre humanité ».
Voici que soudain l’eucharistie s’ouvre aux dimensions du monde, voici que soudain se célèbre une « messe sur le monde » ! L’eau que verse le diacre est une eau à la fois claire, et « terreuse », « glèbeuse », l’eau argileuse avec laquelle le grand « potier » biblique façonne l’humanité. Dans le miroir de cette eau, se reflètent tant de visages : ~ Visage de cet ami athée avec qui se noue un dialogue parfois âpre mais en vérité. ~ Visage joyeux de ces fiancés pas très croyants ni franchement pratiquants qui, à l’occasion de la préparation de leur mariage, se découvrent une soif fragile et belle d’en savoir davantage sur le Christ. ~ Visage de cette jeune veuve éplorée par la mort soudaine de son mari qui crie contre un ciel en qui elle n’est plus bien sûre de croire, auprès de qui il convient de marcher avec pudeur pour tenter de déchirer un peu la nuit. ~ Visage de ce cadre méchamment licencié, humilié, brisé par un système économique aveugle et pervers où l’homme n’est plus qu’une simple variable d’ajustement. ~ Visage lumineux de ce jeune artiste baptisé au cours de la nuit pascale qui, après bien des détours et des chemins de traverse, a trouvé le Christ sur son chemin. ~ Visage aussi de sa propre existence de « ministre ordonné » conscient d’être si souvent indigne de la mission confiée qui ne peut être féconde que dans l’abandon à la grâce. « Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix »**.
C’est le rôle du diacre – « serviteur inutile » (Lc 17,7-10) – que de venir s’approcher de l’autel pour déverser dans le vin de la Résurrection l’eau claire et l’eau boueuse, l’eau pure et l’eau impure de l’humanité, cette eau que le Christ recueille en ses mains et mêle à l’argile pour pétrir l’onguent qui rendra la vue à tous les aveugles-nés que nous sommes. Cette  eau puisée aux sources fragiles de notre humanité sans laquelle la consécration ne saurait mener son mystère de vie.
Depuis quinze ans que je suis diacre par la folie d’un appel imprévu venu d’ailleurs, j’ai connu ce mélange de « pesanteur et de grâce » qui est le lot, sans doute, de tout chrétien. Il y eut des échecs, des impasses, des enthousiasmes malmenés par la dureté du réel et des hommes, des blessures aussi parfois infligées par l’Église elle-même pas toujours « experte en humanité » ; mais il y eut aussi de grandes joies, de vrais bonheurs, ce mystérieux sentiment d’être une fraction de seconde traversé par une force qui soudain aide à trouver les mots pour « Le » dire et « L »’annoncer. Malgré ses propres limites et fragilités, être un instant, sans bien en avoir conscience, celui par qui Dieu a quelque chose à dire à l’autre. « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange ! »
Bertrand Revillion
*Cf. Le diaconat permanent, Éditions du Cerf, p. 325.
**Prière attribuée à François d’Assise.
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